Le grand exode des femmes : conséquences pour nos territoires.

Aujourd’hui, Laou vous accompagne dans l’analyse d’un phénomène démographique méconnu et pourtant si important pour l’avenir de notre pays et l’attractivité des territoires !

  • Saviez-vous que dans certains de nos territoires en France vivent 45% de femmes face à 55% d’hommes en âge d’avoir des enfants ?
  • Saviez-vous que par conséquent, dans certaines grandes métropoles, il y a au contraire plus de jeunes femmes que de jeunes hommes ?

Une étude récente de l’INSEE sur les fragilités territoriales en Région Bourgogne-Franche-Comté révèle une donnée sur laquelle repose une partie de l’avenir de nos territoires : la diminution du nombre de femmes dans les campagnes et mécaniquement leur concentration dans les grandes villes.

Dans une interview exclusive, Benoît Coquard, chargé de recherche en sociologie CESAER-INRAE et auteur de “Ceux qui restent”, nous éclaire sur les enjeux et les réalités de ce grand exode rural féminin.  

  • Comment expliquer cette fuite des femmes vers les villes ?
  • Quels sont les impacts pour les hommes qui restent ? Et sur la vie sociale et économique locale ?
  • Quels sont les impacts actuels et à venir sur la démographie de ces territoires quand une partie des personnes en âge d’avoir des enfants ne trouvent pas de conjoint de leur âge ?
  • Quelles solutions les élus locaux peuvent-ils envisager pour créer des territoires accueillants pour les jeunes femmes ? Enfin, comment les professionnels de l’attractivité des territoires peuvent-ils s’emparer de ces sujets ?

 

Benoît Coquard : "Pour les gens de la France rurale, tout est loin : ils ne font que rouler" - YouTube

Benoît Coquard sur France Inter : « Pour les gens de la France rurale, tout est loin : ils ne font que rouler » – YouTube

LAOU : QUELLES SONT LES CAUSES DE CE DÉSÉQUILIBRE FEMME – HOMME DANS LES TERRITOIRES RURAUX ? 

Benoît Coquard : Le facteur prédominant est principalement la massification de l’accès à l’enseignement supérieur depuis les années 90.
Et comme les femmes réussissent mieux à l’école que les garçons, ce sont principalement les filles rurales qui partent en ville pour y poursuivre leurs études supérieures. Mais une fois diplômées, elles ont du mal à revenir dans leur campagne parce que leur diplôme n’est pas valorisable sur place.

On a tendance à croire que les études protègent du chômage mais il faut toujours spatialiser ce qu’on dit : la manière dont on forme dans l’enseignement supérieur ne correspond pas aux besoins des espaces ruraux.

“Quand on supprime un emploi dans l’industrie, ce sont deux à trois emplois en moins dans l’économie locale réelle.
Donc encore moins d’emplois pour les femmes.”
Benoît Coquard, sociologue INRAE

De la même manière, toutes les campagnes ne se ressemblent pas ! Les campagnes très dynamiques, comme celles de l’Ouest de la France ont moins de problèmes pour faire revenir les filles du coin.
A l’inverse, dans les campagnes ayant subi un déclin industriel, ce phénomène est important : quand on supprime un emploi dans l’industrie, ce sont deux à trois emplois en moins dans l’économie locale réelle. Donc encore moins d’emplois pour les femmes. Tout cela a entraîné une fuite des femmes vers les villes. 

LAOU : COMMENT LES POPULATIONS RENCONTRÉES DANS LA RÉGION GRAND-EST POUR VOTRE LIVRE “CEUX QUI RESTENT”, VIVENT-ELLES CE DÉSÉQUILIBRE ? 

Benoît Coquard : Lors de mes entretiens, je vois que les femmes sont très conscientes que leur taux de chômage est plus élevé que celui des hommes, notamment chez les moins de 35 ans. De leur côté, les hommes réalisent l’impact sur le « marché matrimonial ».

De leur côté, les hommes réalisent l’impact sur le « marché matrimonial ». Dans mes conversations avec eux, ils évoquent le manque de femmes dans la population, en citant, par exemple, que leurs copines sont souvent l’ex d’un autre homme qu’il connaisse.
Benoît Coquard, sociologue INRAE

 Ils en parlent parce que je provoque la discussion, et cette conscience du phénomène n’est ni collective, ni politisée.

3 livres pour comprendre les enjeux des femmes en ruralité

  • Ceux qui restent de Benoît Coquard (Ed.La Découverte)
  • Les filles du coin, Vivre et grandir en milieu rural de Yaëlle Amsellem-Mainguy (SciencesPo-Les Presses).
  • Ces femmes qui tiennent la campagne de Sophie Orange et Fanny Renard, (Les éditions sociales).

LAOU : CONCRÈTEMENT, QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES DE CE DÉFICIT SUR LES SOCIABILITÉS DANS CES ZONES RURALES ?

Benoît Coquard: Ce que je constate dans de nombreuses études, et pas seulement dans les miennes, c’est que l’une des premières conséquences est l’isolement des femmes. 

Être entouré, avoir des cercles d’amis est avant tout un privilège masculin dans les campagnes parce que les cercles d’amis sont tirés de sphères de travail et de loisirs qui sont beaucoup plus importants pour les hommes que pour les femmes. Les loisirs en soi ne sont pas genrés, mais dans les faits, ils le sont.

Dans les entretiens, elles me disent : “Ici, il n’y a rien pour les femmes”.  

Il y a un problème de prise en compte des besoins féminins spécifiques :  je pense par exemple à l’implantation très inégale du planning familial en France. Les femmes sont les premières victimes du déclin du tissu associatif et de manière générale de l’État social dans les territoires ruraux. Il ne faut donc pas s’étonner que l’âge d’arrivée du premier enfant soit très inégalement réparti sur le territoire français.

“Le prix de l’autonomie est d’accepter des conditions d’emploi difficiles : elles sont moins bien payées que les hommes et ne peuvent pas facilement changer de travail, ce qui permet potentiellement des situations d’exploitation plus grande.
Celles qui restent ont donc peu de possibilités d’émancipation.”
Benoît Coquard, sociologue INRAE

LAOU : PEUT-ON PARLER DE PRÉCARITÉ FÉMININE DANS CES ZONES EN DÉPRISE ? 

Benoît Coquard : Plusieurs recherches convergent vers ce constat : on voit beaucoup, dans les nouvelles recherches, que les jeunes femmes mettent un point d’honneur à être autonomes financièrement pour contrer ce modèle vu chez leurs aînées.

Pour celles qui ont fait des études, leur solution est de partir. Pour les autres, comme le raconte très bien Yaelle Amsellem-Mainguy dansLes filles du coin”, le prix de l’autonomie est d’accepter des conditions d’emploi difficiles : elles sont moins bien payées que les hommes et ne peuvent pas facilement changer de travail, ce qui permet potentiellement des situations d’exploitation plus grande.
Celles qui restent ont donc peu de possibilités d’émancipation par l’emploi et l’économie.  

Part de femmes parmi les personnes âgées de 15 à 34 ans dans les intercommunalités de Bourgogne-Franche-Comté. Travail réalisé par Joseph Compérat, Chargé d’études & prospective à la Direction prospective et démarches partenariales de la Région Bourgogne-Franche-Comté.

En outre, il faut comprendre que l’espace dans lequel elles évoluent est avant tout un espace de contrôle social et malheureusement, les mauvaises réputations sont plutôt faites contre les femmes que contre les hommes.

Cette précarité économique et sociale impacte aussi les logiques de mise en couple puisqu’elles vont avoir tendance à se mettre avec un homme plus âgé et avec un meilleur salaire. Et souvent, la jeune fille quitte son village d’origine pour venir dans celui de son mari. En se mettant en couple, elle se coupe de son appartenance et cet isolement là conditionne beaucoup le fait qu’elles rentrent dans la maternité plus tôt. 

LAOU : LES ÉLUS LOCAUX SONT-ILS CONSCIENTS DE CE PHÉNOMÈNE ?

Benoît Coquard :  “Malheureusement, il y a souvent un déficit de prise de conscience et/ou de considération pour cette problématique. Il faut leur expliquer que cette inégalité de genre est partout sur le territoire. J’en avais parlé pour mes enquêtes dans le Grand-Est, mais, même à l’échelle cantonale, dans des campagnes dynamiques, il y a toujours des cantons qui sont en déficit. 

“Il est crucial pour ces territoires de prendre en compte la question de la féminisation avec deux axes importants : retenir les jeunes femmes du pays et proposer de meilleures conditions à celles qui restent.”
Benoît Coquard, sociologue INRAE

 

LAOU : QUELLES SOLUTIONS LES ÉLUS POURRAIENT-ILS METTRE EN PLACE POUR PRENDRE EN COMPTE CES INÉGALITÉS DE GENRE ? 

Benoît Coquard : Il est crucial pour ces territoires de prendre en compte la question de la féminisation avec deux axes importants : retenir les jeunes femmes du pays et proposer de meilleures conditions à celles qui restent. En adaptant l’offre de formation aux besoins du marché local mais aussi en incitant plus d’entreprises qui emploient des femmes à venir s’installer sur leur territoire. 

Etude menée par la Région BFC et l’INSEE, 2022.

Beaucoup d’élus répondront qu’ils le font déjà, mais ma définition diverge de la leur. Les départements en déclin sont aussi caractérisés par un immobilisme politique avec des cellules majoritairement masculines, qui sont là de génération en génération : cette notabilité très masculine, aux tendances conservatrices, est très éloignée des questions sociales féminines. 

« Prendre en compte la féminisation peut se faire avec 2 axes : en adaptant l’offre de formation aux besoins du marché local mais aussi en incitant plus d’entreprises qui emploient des femmes à venir s’installer sur leur territoire. »

Benoît Coquard, sociologue INRAE

Il serait donc essentiel d’inclure davantage de femmes dans les instances politiques décisionnaires pour une meilleure prise en compte des besoins et des défis spécifiques auxquels sont confrontées les femmes dans ces régions.

En fin de compte, une partie de l’avenir de nos territoires et de notre pays dépend de notre capacité politique à créer des environnements où les femmes peuvent prospérer.

L’ANALYSE DE JOSEPH COMPERAT

Les travaux de l’Insee montrent que le solde démographique de la Région Bourgogne-Franche-Comté est négatif depuis 2015. Le phénomène touche tout particulièrement 40 EPCI sur 113, ce qui signifie que « plus d’un tiers des habitants vit dans un territoire qui perd des emplois et de la population », constate Joseph Compérat, Chargé d’études & prospective à la Direction prospective et démarches partenariales de la Région Bourgogne-Franche-Comté.

Joseph a travaillé avec l’INSEE pour analyser les phénomènes démographiques de la région, analyses compilées dans l’Atlas des fragilités territoriales en BFC.
Ces études soulignent que “le phénomène de déprise concerne beaucoup de territoires de notre région comme des voisines. Il n’est ni accidentel ni marginal ».

Mais au-delà du constat d’un phénomène de déprise démographique, ces travaux posent la question d’une différence croissante dans la composition des populations : moins de jeunes et surtout davantage d’écarts de genre chez les jeunes, avec souvent des déficit de populations de jeunes femmes actives.

Jusqu’à peu, “les écarts dans les dynamiques démographiques entre les territoire alimentaient assez peu les réflexions stratégiques. On abordait les dynamiques par grandes catégories de territoires. On se contentait d’observer des écarts de dynamique et de vieillissement”, constate ce spécialiste de l’interprétation de la data.

“Or nous commençons seulement à mesurer l’impact multidimensionnel des déprises locales. Nous voyons alors émerger des enjeux en cascade car les déséquilibres démographiques en créent d’autres. »

Ce que décrit le sociologue Benoît Coquard quand il parle de la jeunesse en milieu rural, c’est bien l’émergence de nouveaux enjeux. Par exemple, si l’écart entre les cohortes de jeunes hommes actifs par rapport à celui des jeunes filles est confirmé et s’aggrave dans ces territoires, de nouvelles questions vont émerger : Parlerons nous d’une occupation « genrée » du territoire  dont on ne voit pour l’instant que des signaux faibles ?

L’action publique ne devrait-elle pas dès aujourd’hui s’emparer de la question et développer davantage de politiques visant à créer des territoires plus accueillants pour les jeunes femmes actives.” 

 

 

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