Face à la crise démographique, nous avons souhaité recueillir l’analyse éclairante de Damien Deville, géographe culturel.

Damien Deville, géographe culturel et enseignant-chercheur est aussi le créateur de la chaîne YouTube « Terres de relations ».
Il propose une grille de lecture radicale : la précarité de nos territoires découle de leur uniformisation progressive depuis la révolution industrielle.
Une analyse qui bouscule les idées reçues et ouvre des pistes concrètes pour réinventer l’attractivité résidentielle.

Damien Deville – géographe culturel, enseignant-chercheur et créateur de la chaîne YouTube « Terres de relations« 

Pourquoi dites-vous que l’uniformité des territoires est au coeur du problème d’attractivité des territoires ?

Damien Deville : En géographie culturelle, nous remontons l’histoire d’un territoire pour comprendre ses défis actuels.

Prenons l’exemple d’Alès, que j’ai étudié dans ma thèse. Cette ville a énormément souffert de la fermeture de ses industries minières après la Seconde Guerre mondiale. Spécialisée dans les mines de charbon, elle a vu son économie s’effondrer et ramasse encore les pots cassés de cette dépendance économique 50 ans après.

Cette dépendance à une filière résulte des politiques des « avantages comparatifs » déployées depuis la révolution industrielle. L’idée ? Spécialiser chaque territoire dans une filière d’excellence pour éviter la concurrence interne. Résultat : les sous-marins à Cherbourg, l’agroalimentaire en Bretagne, l’automobile dans le Grand Est…

Ces choix, pensés depuis Paris, se sont imposés sur des tissus relationnels locaux parfois émancipateurs. La géographe Valérie Jousseaume parle de « colonisation intérieure ». Aujourd’hui, les territoires spécialisés dans des filières qui n’ont pas résisté au temps – le Grand Est, le Nord, certaines parties du Massif Central – présentent des indicateurs de précarité majeurs, à cause du manque de diversité économique à l’échelle locale.

« Aujourd’hui, les territoires spécialisés dans des filières qui n’ont pas résisté au temps – le Grand Est, le Nord, certaines parties du Massif Central – présentent des indicateurs de précarité majeurs, à cause du manque de diversité économique à l’échelle locale. »
Damien Deville, Géographe culturel et enseignant-chercheur

Cette uniformisation s’accompagne d’un autre phénomène majeur : nous avons perdu la conscience des lieux et le ‘sentiment géographique’. Il y a un magnifique enjeu à remettre en archives ce qui se passe dans nos régions et dans nos espaces vécus. Cette uniformisation ne touche pas que l’économie…

Qu’entendez-vous par « perte du sentiment géographique » ?

Damien Deville : Vivre en Auvergne, c’est vivre littéralement à l’ombre des volcans. Vivre sur les terres de l’ouest, c’est vivre à l’ombre des haies et du bocage. Vivre en Bretagne, c’est vivre en bord de mer. Pourtant, on ne connaît plus le bocage, on ne connaît plus les volcans, on ne prend plus la mer. Cette déconnexion entre les habitants et les singularités territoriales crée une perte d’identité collective.

« Cette déconnexion entre les habitants et les singularités territoriales crée
une perte d’identité collective. »
Damien Deville, Géographe culturel et enseignant-chercheur

Cette perte se traduit aussi dans nos représentations culturelles. Au cinéma, la plupart des films se passent dans les grandes villes. Ça peut paraître anecdotique, mais ça participe à une non-représentativité culturelle et démocratique de ce qui compose pourtant les trois quarts du pays. Lorsqu’on n’est pas représenté dans la fabrique des imaginaires, on a du mal à s’approprier son territoire. Même quand on a choisi d’y vivre.

De quel œil voyez-vous les politiques d’attractivité résidentielle actuelles ?

Damien Deville : Le chercheur en sciences sociales Olivier Bouba-Olga a bien montré que le développement territorial contemporain suit ce qu’il appelle la « trajectoire CAME » : Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence.

Paradoxalement, même les villes petites et moyennes déploient ces trajectoires en copiant les recettes qui font le succès des grandes métropoles, au détriment de leurs singularités territoriales.

Reprenons l’exemple d’Alès. Pour se relever, cette ville investit dans ce qu’elle imagine être des filières d’avenir : son école des mines, un écosystème de start-up, des filières touristiques de luxe, un pôle automobile avec la volonté de « devenir le Mans du Sud ». Le problème ? C’est exactement la même recette que partout ailleurs !

Pour une ville qui n’est pas très riche, les pouvoirs publics investissent des sommes importantes pour attirer des gens dans ces filières, qui potentiellement, ne viendront jamais. Du budget pourrait aussi être fléché vers des politiques d’émancipation des habitants. Ces derniers auraient énormément à apporter si on savait les regarder autrement.

Quels sont les vrais facteurs qui poussent les gens à s’installer dans un territoire ?

Damien Deville : Contrairement aux idées reçues, on ne s’installe jamais dans un territoire parce qu’on a vu des publicités dans le métro parisien ou qu’on a été touriste une semaine.

Il y a deux facteurs principaux. D’abord l’emploi, mais pas n’importe lequel : un emploi qui participe à une trajectoire d’émancipation. On ne déménage pas pour de l’intérim. C’est soit du travail diplômé, soit du travail qui donne du sens à notre existence – l’artisanat, les métiers de la terre, les métiers artistiques.

« Ce qui compte, c’est que les personnes restent sur le territoire, voire qu’elles s’y engagent. Et pour ça, il n’y a pas de secret : il faut travailler des politiques du bien-être. »
Damien Deville, Géographe culturel, enseignant-chercheur 

Le second facteur, qu’on oublie souvent, c’est qu’on s’installe parce qu’on cultive des liens d’usage et d’affection : revenir sur son territoire d’enfance, se rapprocher des parents pour en prendre soin, ou au contraire, de ses enfants, une fois à la retraite. Mais aussi se rapprocher de ce qu’on pense être sa communauté d’appartenance (type de CSP, etc…).
Ce sont les communautés de valeur : beaucoup s’installent en Bretagne parce qu’ils savent qu’ils vont retrouver des gens qui pensent comme eux.

L’avis d’Aurore Thibaud, Co-fondatrice de Laou :

Sur le tourisme : Selon les territoires avec lesquels Laou travaille, le tourisme est dans 20 à 50% à l’origine de l’envie de s’installer dans un territoire. Certains de ces touristes ont été des touristes réguliers ou parfois plus ponctuels, et ont eu un véritable coup de coeur pour le territoire, le tourisme est donc à notre sens un réel facteur d’attractivité résidentielle.

Sur le travail : Dans nos bases de données, c’est avant tout le lien d’usage et d’affection qui ressort comme facteur de choix de territoire dans les personnes installées dans les bases de données Laou. Pourquoi ?
Car dans 90% des cas, les personnes à qui nous nous adressons sont des actifs. Ils ont déjà un travail. Ce qui les pousse à déménager n’est donc pas de chercher un nouveau travail, mais de chercher un meilleur cadre de vie. Le travail qu’ils trouvent dans leur futur territoire n’est pas forcément un travail plus émancipateur qu’avant pour eux. Néanmoins, grâce à des transports moins longs ou des horaires plus agréables, ce travail leur permet de davantage profiter de leur temps et de leurs proches.

Pourquoi prônez-vous le passage vers des « politiques du bien-être » ?

Damien Deville : Je plaide pour ce changement de paradigme, car les “politiques du bien-être” sont tout aussi porteuses en termes de création d’emplois, sauf qu’au lieu de miser sur de grosses industries, le modèle s’appuie sur des petites entreprises enracinées. Pour éviter l’uniformisation de l’économie locale, la clé est de miser sur le développement d’une diversité d’entreprises locales qui créent des liens réciproques.

Pour éviter l’uniformisation de l’économie locale, la clé est de miser sur le développement d’une diversité d’entreprises locales qui créent des liens réciproques.
Damien Deville, Géographe culturel, enseignant-chercheur

Cette économie est beaucoup plus pérenne : enracinées dans une singularité territoriale, ces entreprises résisteront beaucoup mieux aux chocs. 

Comment redéfinir les chemins de la réussite en dehors des métropoles ?

Damien Deville : Il faut d’abord déconstruire ce récit selon lequel on ne peut réussir qu’en ville. Ces chemins de la réussite doivent être travaillés politiquement, pas seulement par des témoignages individuels. Si on veut créer un véritable rééquilibrage démographique, ça demande de redéployer des services partout en France, de sécuriser les infrastructures, mais surtout de redistribuer les imaginaires. Je rêverai d’aller au cinéma et de pouvoir choisir entre un film tourné à Limoges, à Saint-Étienne ou à Paris !

Vingt Dieux - Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma

Affiche du film Vingt Dieux, tourné dans le Jura, en Bourgogne-Franche-Comté.

Et si notre exception culturelle française, au lieu de financer le énième film parisien, était utilisée pour que nos campagnes fassent plus systématiquement partie du récit républicain ?

En quoi la campagne constitue-t-elle un laboratoire de relations sociales ?

Damien Deville : Face aux inerties des grandes métropoles, ancrées dans des trajectoires d’uniformité, les campagnes peuvent proposer un contre-modèle économique fondé sur la relation.

On a l’impression qu’on vit davantage la diversité en ville qu’en campagne. C’est vrai qu’il y a plus de classes sociales différentes mais, il y a tellement de choix en ville qu’on y développe des sociabilités extrêmement filtrées qui favorisent l’entre soi.

L’expérience de l’altérité, certes moins plurielle sur le papier, se fait beaucoup plus intense à l’échelle des villes et des villages.
Damien Deville, Géographe culturel, enseignant-chercheur

En ruralité, on ne choisit pas son voisin, mais on est obligé d’être en contact quotidien avec lui. L’expérience de l’altérité, certes moins plurielle sur le papier, se fait beaucoup plus intense à l’échelle des villes et des villages. En anthropologie ou en géographie, un plus un n’a jamais fait deux : le résultat est largement supérieur à la somme des parties. 

Rennes, ville archipel.

On peut créer un nouveau projet d’habiter autour de la relation à l’autre. Parce que la relation est l’exact inverse de l’uniformité : elle est nécessairement mise en mouvement et en diversité. 

Toutefois, je veux aussi ajouter qu’il faut éviter de dualiser les espaces pour travailler des des liens plus féconds entre les villes et les campagnes alentour. Des liens nourris de davantage de réciprocité que de vassalité. Par exemple, le concept de ville archipel déployé par la ville de Rennes me semble une piste intéressante.

Comment créer des « chocs d’imaginaire » et redistribuer les représentations territoriales ?

Damien Deville : L’enjeu pour les territoires en déprise, c’est de se réinventer un récit non pas autour de l’attractivité, mais autour d’un récit de valeurs.

La Mayenne est un très bon exemple en termes de communication. Lors d’une campagne, ils ont surligné leur département sur une carte de France accompagné du slogan : « La Mayenne, c’est là, maintenant vous savez ». Faire de leur isolement une force, c’est du génie qui associe la Mayenne à un cadre de vie et un bien-être territorial. C’est très puissant comme démarche, contrairement à d’autres territoires qui copient les schèmes métropolitains. Quand la Roche-sur-Yon fait des publicités en singeant les Machines de Nantes, c’est au détriment des singularités vendéennes…

En France, pays très centralisé, les récits du progrès et de l’émancipation sont inconsciemment placés dans les grandes métropoles. Ces récits ont été travaillés dans la fabrique des imaginaires et les politiques publiques.

Il faut aussi un choc de décentralisation qui redistribue les opportunités entre territoires – économiques et sociales, mais aussi culturelles. Ce rééquilibrage demande de l’ambition politique. 

Selon vous, comment recréer une décentralisation heureuse ?

Damien Deville : Il faut d’abord résister à deux idées reçues. Première idée fausse : une décentralisation majeure amènerait un risque de séparatisme. C’est absolument faux – les pays les plus décentralisés ont peu ou pas de risque séparatiste. 

Deuxième idée fausse : la décentralisation amènerait un refus de l’État-nation. Au contraire, c’est un nouveau dialogue. La décentralisation, c’est permettre à chaque territoire de s’inventer autour de ses singularités à travers un véritable droit d’expérimentation. En même temps, on a besoin d’une force plus générale pour évaluer les politiques publiques locales et porter des dynamiques de redistribution entre territoires qui vont bien et territoires en difficulté.

Il faudrait conjuguer un découpage qui épouse les singularités écologiques avec un découpage correspondant aux héritages symboliques des régions. Chez moi, ça pourrait dire revenir à l’ancienne province du Maine, territoire de bocage qui correspond à un élément d’identification pour les habitants.

L’État évaluerait et redistribuerait, les régions expérimenteraient leurs propres politiques publiques. C’est tout à fait possible d’avoir une république très fortement décentralisée – regardez la Suisse, le Danemark ou l’Islande. Ces exemples nous montrent qu’il est possible, à travers notre singularité républicaine, de tendre vers « une France aux mille France ». Défricher ces chemins est un enjeu majeur pour les générations à venir.

Laou est votre allié pour développer l’attractivité résidentielle de votre territoire.

🗨️ Rejoignez-nous sur Instagram et Facebook pour découvrir une nouvelle façon de parler des territoires.